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Ubu

D’après Alfred Jarry et Joan Miró, sur une idée originale d’Imma Prieto, mise en scène Robert Wilson, dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

© Luca Rocchi

Sept personnages sépulcraux – en quête d‘auteur, peut-être – accueillent les spectateurs au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O et attendent patiemment qu’ils prennent place : cinq, sont assis derrière une grande table, deux à l’avant-scène, côté cour. Un loup bouche-bée se fait discret, c’est le huitième. personnage. En attendant le coup d’envoi on essaie de se repérer dans la géologie de Jarry et de les identifier à travers un signe de leur sculptural costume, majestueusement shakespearien. Mère Ubu n’est-elle pas la sœur jumelle de Lady Macbeth ? « Dans une semaine je serai reine ! » s’esclaffe-t-elle. Une allée, recouverte d’un épais manteau de papiers froissés dans lequel s’enfonce un énigmatique personnage en redingote qui fait crisser chacun de ses pas, les relie aux spectateurs. On se croirait sur un glacier. Au diable Jarry, vive Wilson, the Great !

© Luca Rocchi

Noir. Musique. Action ! On entre dans un jeu virtuose de borborygmes et de personnages aux costumes sculptés dans du papier journal, des personnages couverts de texte, celui de Jarry probable. De par ma chandelle verte ! Une manifestation s’exprime à l’horizon, chacun portant sa pancarte et nous voilà dans la ville agitée aux rythmes sociaux et musicaux entre valse et tango. Nous sommes dans la Pataphysique telle que définie par Jarry comme la science des solutions imaginaires et Robert Wilson prend l’auteur au pied de la lettre. Les Polonais – première ébauche d’Ubu que Jarry-le-subversif écrivit en classe de première s’inspirant de son professeur de physique – furent interprétés par les marionnettes du Théâtre des Phynances. L’acteur ici devient tout naturellement marionnette et le metteur en scène en tire les fils. Ses contre-jours bleu, rouge ou jaune sont autant de couleurs primaires qui appellent Miró, et le blanc cru craque et met en état de choc. La narration chez Robert Wilson passe par les lumières et par la musique, dans un ample spectre d’alchimie et de filtres magiques.

Orchestre de cirque et musiques enregistrées à la gamme étendue, piano, violon, clavecin, électroacoustique, bruitages, voix synthétiques dont le rythme s’accélère, et déstructuration du langage. Personnages sortis du cadre, mimodrame, clowns et tableaux gribouille parfaitement maitrisés en contrepoint au hiératisme imposé par certains costumes peu flexibles. On oscille entre personnages de comédie musicale et de films muets. Jusqu’au cri strident annonçant la mort du Roi Venceslas de Pologne, assassiné par Père Ubu qui sitôt occupe la place et fait le ménage en exterminant les nobles pour capturer leurs biens. Il y a les trompettes guerrières et ces nobles qui s’affairent avec leurs lances tels des samouraïs mais qui, un à un, s’écroulent, il y a la vitesse qui succède à la lenteur, dans un art de la rupture cher à Robert Wilson. Il y a le loup et la danse du diable, il y a les personnages mythiques et la résurrection, les funérailles en procession et soudain le calme du violon.

© Luca Rocchi

La Machine à décerveler d’Alfred Jarry, à la source du théâtre de l’absurde autant que la calligraphie et Le Carnaval d’Arlequin du peintre Joan Miró, qui s’est passionné pour le dadaïsme et ses effluves – « Miró, le plus surréaliste d’entre nous » disait André Breton – se dérèglent avec Robert Wilson : au-delà de l’onirisme et d’un magnifique travail sur l’emballage, le brillantissime metteur en scène abandonne la métaphore sur le pouvoir et le totalitarisme. Ubu est de la même veine que Jungle Book, qui l’a précédé en 2019. Que de chemins de traverses depuis Le Regard du sourd qu’il créé en 1970 et Einstein on the Beach, en 1976, suivis de nombreux autres spectacles de factures très diverses.

Dernière figure du metteur en scène-derviche, l’image ultime du spectacle, celle d’un théâtre de tréteaux qui écarte son rideau de scène écarlate sur Le Véritable portrait de Monsieur Ubu, tel que gravé sur bois par Alfred Jarry lui-même, en 1896, sa gidouille sur le ventre, accompagné du personnage en redingote du début du spectacle. Plaisir certain pour le regard, dans cette sophistication à l’extrême d’un sophiste de la composition et de la lumière.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2023

Avec : Mona Belizán, Marina Nicolau, Alejandro Navarro, Joan Maria Pascual, Sandrine Penda, Joana Peralta, Sienna Vila, Alba Vinton – réalisation, conception des décors et des lumières Robert Wilson – coréalisateur Charles Chemin – coconcepteur des décors Stephanie Engeln – coconcepteur des lumières : Marcello Lumaca – costumes Aina Moroms – son Joan Vila – assistant metteur en scène et régisseur Maite Román – concepteur des marionnettes Joan Baixas, La Claca / basé sur le projet original de Joan Miró – matériaux de texte Eli Troen, d’après Ubu Roi d’Alfred Jarry, directeur technique Juanro Campos, assistant régisseur Sienna Vila – responsable de plateau Pablo Sacristán – photographe Luca Rocchi – assistant personnel de M.Wilson Alek Asparuhov – producteur associé Hannah Mavor, production Jenny Vila – idée originale Imma Prieto.

Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O, Montpellier/Printemps des Comédiens 2023- jeudi 8 Juin 20h, vendredi 9 Juin 18h et 21 h, samedi 10 Juin 18h et 21h – 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67.